Ma maison

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mercredi 4 mai 2011

La face cachée du Japon

Je me tenais devant les fenêtres donnant sur l’hôtel Hilton, un soir au travail il y a quelques jours. Au même étage que moi, dans une des chambres, se tenait un homme. Il était là au milieu des ses fenêtres grandes ouvertes, les cheveux dans le vent, le torse nu, et admirait comme moi le spectacle fabuleux d’un soir de semaine au centre-ville d’Osaka. Je le regardais poser son regard sur les mêmes choses que moi, s’attarder aux mêmes détails que moi, une femme en robe longue, les lumières scintillantes des panneaux publicitaires et des Pachinko, de jeunes adolescents au style excentrique traversant la rue. Nous regardions les mêmes choses mais pourtant, nous ne voyions rien de la même façon. Homme d’affaires venu ici le temps d’une réunion, ou voyageur au portefeuille généreux, cet homme voyait peut-être cette ville comme je l’ai autrefois aperçue. Une ville intimidante, éclectique, efficace. En décembre, j’aurais pu me tenir à droite de cet homme, et nous aurions vu les mêmes choses, nous aurions peut-être eu les mêmes réflexions. Mais voilà que je me tenais de l’autre côté de la rue cette fois, du côté de la réalité, comme un homme qui aperçoit son amante pour la première fois, après une soirée, démaquillée, sans talons hauts, les cheveux défaits, sans robe longue ni bijoux, et qui se dit que c’est pas aussi magnifique comme ça, mais que ça lui va, qu’il est bien et qu’il sait à quoi s’attendre.

Les Japonais que je rencontre depuis que j’ai entamé mon nouveau boulot me surprennent tellement. Les discussions que j’ai eues lors de certaines leçons m’ont décontenancée et me laissent parfois bouleversée. Je pensais me heurter au problème de l’inégalité des sexes et de l’âge en tant que jeune Américaine blonde, au visage qui ne peut rien cacher et aux yeux trop honnêtes, mais la sincérité de mon être et ma différence évidente avec certains clients ne nous a que servi ne pont magique pour lier deux univers, pour se comprendre, se confier, s’expliquer et s’accepter.

Monsieur Yamada, cet homme dans la soixantaine, m’est arrivé un jour ou je n’avais que la moitié de ma tête au boulot. J’avais laissé l’autre quelque part entre mes draps et mon matelas, faute de sommeil réparateur. Au premier regard, nous n’avions aucune raison de croire qu’une chimie aurait pu s’installer entre nous. Plus petit que moi, les cheveux gris, le visage et le bedon rond mais le complet parfaitement ajusté et agencé (comme tout bon Japonais), il travaille étroitement avec les membres importants du gouvernement japonais. Moi, les cheveux et la chemise fripés, légèrement maquillée, les manches retroussées, j’avais déjà hâte que la leçon se termine. Dès les premières minutes de la leçon, j’ai oublié la notion du temps. La gentillesse, la douceur et le sens de l’humour de cet homme m’ont pris par surprise, et m’ont rapidement permis d’ajuster mes propos afin de lui donner la meilleure leçon possible. Monsieur Yamada aime m’entendre parler du Japon. Il sourit lorsque je lui raconte comment je me sens parfois, comme un zombie dans une salle de bal, ou comme un clown à des funérailles. Il ne me juge jamais. Je le vois dans ses yeux. Son regard est rempli d’une compassion profonde pour ce que je vis, ce que je ressens. Il me donne des conseils, me revient la leçon suivante avec une adresse, un restaurant, un spectacle à aller voir. Il m’a fait promettre de ne pas aller à Tokyo, du moins pour quelques temps. Je lui ai promis.

Une cliente arrive un soir, vers 22 heures, heure de ma dernière leçon. Elle s’excuse pour son retard et m’explique du mieux qu’elle peut que sa compagnie vit une crise importante depuis le 11 mars. Depuis l’évènement. Depuis le tsunami. Parfois j’hésite à en parler. J’ai peur de blesser, ou de choquer. Mais jamais depuis cet incident, jamais un client s’est retenu de se prononcer sur la situation, sur ses craintes ou ses frustrations. Cette cliente m’a dit, le feu dans les yeux, qu’elle trouvait le gouvernement stupide ne pas appuyer des compagnies comme la sienne, qui nécessitent un support important dans des temps de crise comme ceux-là. Puis elle s’est arrêtée de parler. Elle m’a regardé droit dans les yeux et m’a demandé ‘why are you still here, why don’t you go. I don’t blame people for leaving. I would like to go back home too if Japan wasn’t my country’. Tout de suite, la question m’a pincé le cœur. Pourquoi étais-je encore ici. J’y avais pensé à cette question, et je m’étais bien assurée d’y répondre, pour moi-même, pour m’assurer que ma décision reposait sur une réflexion. Alors j’ai fait comme je fais depuis que j’enseigne, j’ai été honnête. Je comprends et n’oublierai jamais le niveau de respect des Japonais envers eux-mêmes et envers les autres, je n’aurai jamais peur d’expliciter mes croyances ici. Je lui ai dit que j’étais venu ici avec deux valises un soir de décembre, et que je m’étais bâtie une vie et une maison. Que cette vie que je vivais depuis quelques mois était comme une petite graine que j’avais plantée dans le sol, et que je voyais doucement grandir à chaque jour. J’étais trop curieuse de voir de quoi elle aurait l’air pour la laisser seule. Je lui ai dit que, même si j’ai trouvé le Japon bien difficile à décrypter, je me sens chez moi, ici à Osaka. J’aime Osaka. Mon cœur est ici. Je ne pouvais tout simplement pas tirer mes valises hors de mon garde-robe, plier quelques chandails et deux ou trois souvenirs, et sauter dans un avion. Je lui ai dit que partir ainsi serait sans doute le plus gros regret de toute ma vie, et que j’aimais mieux vivre avec des remords qu’avec des regrets. J’ai retenu mes larmes seulement jusqu’à ce que j’aperçoive les siennes couler doucement le long de ses joues. Trois fois elle m’a dit tout bas ‘thank you’. À ce moment, je me sentais plus Japonaise que les geishas de Kyoto. J’avais la gorge nouée et les yeux pleins d’eau, je me sentais bien.

Ces deux clients ne sont que deux exemples des rencontres extraordinaires que je fais chaque jour. Les gens s’assoient devant moi, me serrent la main parce qu’ils tiennent à s’ajuster aux conventions de politesse que je connais, et ils me sourient. Leurs sourires alimentent ma passion pour ce travail. Ils me posent des questions, veulent savoir d’où je suis, pourquoi le Japon, ce que j’aime, ou je suis allée. Lorsque je leur pose des questions, ils répondent rapidement et poliment, mais tout-de-suite, veulent savoir autre chose à propos de moi.

Aujourd’hui, un de mes clients est arrivé à mon bureau habillé tout de noir. Il avait assisté un peu plus tôt aux funérailles de son premier patron, devenu son mentor et son bon ami. Il m’a dit qu’il avait pleuré tout l’après-midi. Il s’est assis devant moi, et il voulait me parler de son ami. Aujourd’hui, ce n’est même plus la professeure d’anglais qui importait, ni le cours lui-même, ni l’argent qu’il avait payé pour venir s’asseoir avec moi, mais seulement cet instant. Un vieux Japonais et une jeune Canadienne se souriaient. Il parlait, et quand il bloquait sur un mot, je le devinais. À la fin de la leçon, au lieu de me remercier pour la leçon, il m’a serré la main et m’a dit ‘thank you for your kindness today’.

Je n’aurais pas pu demander mieux que d’être ici, et de quotidiennement pouvoir échanger dans la plus grande sincérité avec ces gens au grand cœur. Ce que je trouve dans les yeux de ces gens, dans l’intimité de mes leçons, j’aimerais pouvoir le sceller dans une bouteille de verre, et le regarder quand mon espoir en l’humanité maigrit.

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