Ma maison

Ma maison

mardi 17 mai 2011

L'herbe n'est pas plus verte chez le voisin

Je pense qu’un des grands défis de l’homme moderne est de vivre dans le présent, satisfait de ce qu’il a. Enfants, nous rêvons être « grands ». L’idée d’indépendance semble si alléchante, nous souhaitons un portefeuille garni, la liberté d’aller ou l’on veut, quand on le veut. Entre eux, les enfants s’imaginent parents, avec une profession. Les fillettes rêvent de talons hauts et les garçons de complets et cravates. Devenus adolescents, on s’accroche au futur pour passer à travers ces années difficiles de questionnements et de révolte. Puis adultes, on buche. Chaque jour, on travaille avec en tête le rêve d’une voiture, d’une maison, d’une famille, de vacances. Puis une fois tous ces projets au creux de nos mains, on se met à regarder derrière. On envie ces jeunes adultes qui ont toute la vie devant eux, qui semblent nonchalants. Plus les rides s’entassent sur notre visage, plus la mélancolie s’empare de nos pensées et nos discussions. Doucement, notre vie se met à être vécue à travers celles de nos enfants et petits-enfants.

Mais quand sommes-nous vraiment là, dans le moment, à ne penser à rien d’autre qu’au présent? Je réalise que la majorité de mes conversations ont le futur en vedette, que mes pensées sont constamment monopolisées par mes désirs ou projets. Certains parleront d’ambition, d’autres d’insatisfaction. Mais comment demeurer ambitieux sans vivre dans l’attente constante que quelque chose de mieux ou de nouveau croise notre chemin? Au Japon, je dispose de beaucoup plus de temps pour réfléchir à tout ça. Et je réalise que la recette pour un bonheur vrai, simple et durable est constituée d’acceptation et de sérénité. L’homme avec qui je vis me le rappelle sans cesse. Lui ne vit jamais ailleurs que dans le moment présent. Et son bonheur est véritable et non éphémère. Il se dit athée mais sa philosophie tient beaucoup de la pensée bouddhiste. Et je réalise que les moments qui ont été source de bonheur ont souvent été comme cet autre soir, ou après une balade en vélo dans Shinsaibashi, le quartier coloré et dynamique du centre-ville d’Osaka, j’ai marché longtemps près de la fameuse rivière, le long des multiples restaurants et des commerces, l'air paisible et sans penser à rien. Mes pensées ne mijotaient rien, on dirait qu’elles avaient toutes cessé de gigoter pour admirer ce rare instant. Comme j’étais bien, comme je voulais que le moment s’éternise. Alors j’essaie de m’exercer plus souvent à reposer cette tête qui semble rarement se satisfaire d’un rien, pour lui faire comprendre que si je suis constamment à la recherche de quelque d’autre ou de quelque chose d’extraordinaire, je risque de manquer le bateau du bien-être et de la sérénité.

Je trouve difficile cette pratique. Cesser les comparaisons et vivre avec ce que je suis et ce que j’ai, rien de plus. Aller à contre courant d’une société qui nous pousse à toujours vouloir plus, se boucher les oreilles pour écouter sa conscience crier d’arrêter tout ça, que l’on s’éloigne du but.

Bien sûr que j’ai toujours des projets. Je suis à l’âge ou la toile de ma vie semble soudainement devenir de plus en plus claire, et comme un peintre pris d’une illumination, je travaille frénétiquement, changeant de pinceaux rapidement, souhaitant parfois avoir quelques mains de plus pour faire progresser l’œuvre plus rapidement, pendant que le momentum perdure. Mais aujourd’hui, je veux apprendre à apprécier le processus de création, et non le produit fini. Je n’ai pas appris à travailler ainsi, mais je suis prête à essayer, au nom du bonheur.

Je me souviens avoir eu les mêmes réflexions l’été des mes seize ans, alors que je marchais dans les montagnes appalachiennes. Chaque jour, j’étais inondée de prises de conscience semblables sur ma vie, et la façon dont je devrais la mener. À mon retour à la civilisation, je me suis sentie tellement différente, mais tellement sereine à la fois. Cette fois, je veux m’efforcer d’appliquer ce que je réalise ici. Taper ces pensées à l’écran se veut une sorte de contrat, pour m’obliger à ne pas oublier.

mardi 10 mai 2011

This new life of mine

Mai. Le climat à Osaka s’est soudainement métamorphosé, l’humidité a même réussi à faire friser mes cheveux plus que plats. Dehors, l’air est lourd. L’été dont on m’avait tant parlé se pointe finalement le bout du nez.

J’ai peine à croire tout ce temps qui s’est écoulé. Je suis incrédule devant le chemin parcouru au cours des derniers mois, devant ce projet qui a donné naissance à une nouvelle personne. Cette évolution si rapide a agi comme un coup de vent dans ma vie, a balayé tout ce que je croyais solide et durement imprégné dans mon être, pour faire éclore dans ma conscience d’autres façons de voir les choses, de réagir face aux évènements dans ma vie.

Ma vie ici, je l’ai souvent dit, est faite d’un quotidien simple, mais source d’un bonheur pur. Je repense à ma vie à Montréal, si compliquée pour rien, j’éprouve une sérieuse inquiétude quant à mon retour. Je sais que je dois revenir. Je dois poursuivre mes études, lancer ma carrière et continuer ma vie montréalaise là ou je l’ai laissé. Mais la plus grande part de moi refuse de s’y replonger. Tellement de choses ont changé. Comment reconnaître son quartier, son école, ses amis, même sa famille, quand se sent tellement loin de tout ça. Comment reconnecter le fantôme de ce que l’on était avec un environnement dans lequel on doit se réinsérer. Je connais l’inconfort et l’insécurité qui accompagneront mon retour. J’ai le souvenir plus qu’amer de mon retour au bercail après une absence de huit mois outre-mer. Tant de nuits passées à pleurer, sous les couvertures d’un lit dans lequel on cherche un réconfort qui tarde à se pointer.

Il est trop tard pour reculer. Le temps avance, je jouis du plus innocent des bonheurs quotidiens ici, dans la nouvelle vie que je me suis construite à la sueur de mon front, et je ne sais pas comment me préparer à quitter. Comment ouvrir les valises et tenter de les remplir de tout ce que je refuse de laisser derrière. Aucun bagage ne sera assez grand pour rapporter avec lui tout ce que j’apprends ici, tout ce que je vois et qui me fait sourire, tout ce que je réalise. Encore une fois, mon avion posera ses roues sur le sol d’une terre que je ne connais plus trop bien, encore une fois je m’immobiliserai au milieu du grand corridor de l’aéroport, le souffle court et les joues barbouillées de larmes, juste avant le bureau des douanes. Celui qui me rappelle que je suis loin. Loin de la maison et du pays qui sont devenus ma maison, mon refuge. Le douanier, avec son cœur de pierre, ne verra dans mon état paniqué que le signe d’un mensonge mal dissipé. Non monsieur l’agent, je ne transporte pas de substances illégales. Je suis bouleversée. Je me sens comme un enfant qui perd sa maman dans un centre commercial ; je suis désorientée, j’essaie de penser à une stratégie, un moyen de secouer ma terreur, mais tout ce que je réussis à faire, c’est retenir mes larmes et faire grossir cet énorme nœud qui se forme au milieu de ma gorge.

Mais tout n’est pas fini. Et même si ces pensées deviennent de plus en plus difficiles à chasser, je préfère les ignorer pour l’instant. Évitons de mettre la charrue avant les bœufs : voilà une autre leçon que ce voyage m’apprend à appliquer.

mercredi 4 mai 2011

La face cachée du Japon

Je me tenais devant les fenêtres donnant sur l’hôtel Hilton, un soir au travail il y a quelques jours. Au même étage que moi, dans une des chambres, se tenait un homme. Il était là au milieu des ses fenêtres grandes ouvertes, les cheveux dans le vent, le torse nu, et admirait comme moi le spectacle fabuleux d’un soir de semaine au centre-ville d’Osaka. Je le regardais poser son regard sur les mêmes choses que moi, s’attarder aux mêmes détails que moi, une femme en robe longue, les lumières scintillantes des panneaux publicitaires et des Pachinko, de jeunes adolescents au style excentrique traversant la rue. Nous regardions les mêmes choses mais pourtant, nous ne voyions rien de la même façon. Homme d’affaires venu ici le temps d’une réunion, ou voyageur au portefeuille généreux, cet homme voyait peut-être cette ville comme je l’ai autrefois aperçue. Une ville intimidante, éclectique, efficace. En décembre, j’aurais pu me tenir à droite de cet homme, et nous aurions vu les mêmes choses, nous aurions peut-être eu les mêmes réflexions. Mais voilà que je me tenais de l’autre côté de la rue cette fois, du côté de la réalité, comme un homme qui aperçoit son amante pour la première fois, après une soirée, démaquillée, sans talons hauts, les cheveux défaits, sans robe longue ni bijoux, et qui se dit que c’est pas aussi magnifique comme ça, mais que ça lui va, qu’il est bien et qu’il sait à quoi s’attendre.

Les Japonais que je rencontre depuis que j’ai entamé mon nouveau boulot me surprennent tellement. Les discussions que j’ai eues lors de certaines leçons m’ont décontenancée et me laissent parfois bouleversée. Je pensais me heurter au problème de l’inégalité des sexes et de l’âge en tant que jeune Américaine blonde, au visage qui ne peut rien cacher et aux yeux trop honnêtes, mais la sincérité de mon être et ma différence évidente avec certains clients ne nous a que servi ne pont magique pour lier deux univers, pour se comprendre, se confier, s’expliquer et s’accepter.

Monsieur Yamada, cet homme dans la soixantaine, m’est arrivé un jour ou je n’avais que la moitié de ma tête au boulot. J’avais laissé l’autre quelque part entre mes draps et mon matelas, faute de sommeil réparateur. Au premier regard, nous n’avions aucune raison de croire qu’une chimie aurait pu s’installer entre nous. Plus petit que moi, les cheveux gris, le visage et le bedon rond mais le complet parfaitement ajusté et agencé (comme tout bon Japonais), il travaille étroitement avec les membres importants du gouvernement japonais. Moi, les cheveux et la chemise fripés, légèrement maquillée, les manches retroussées, j’avais déjà hâte que la leçon se termine. Dès les premières minutes de la leçon, j’ai oublié la notion du temps. La gentillesse, la douceur et le sens de l’humour de cet homme m’ont pris par surprise, et m’ont rapidement permis d’ajuster mes propos afin de lui donner la meilleure leçon possible. Monsieur Yamada aime m’entendre parler du Japon. Il sourit lorsque je lui raconte comment je me sens parfois, comme un zombie dans une salle de bal, ou comme un clown à des funérailles. Il ne me juge jamais. Je le vois dans ses yeux. Son regard est rempli d’une compassion profonde pour ce que je vis, ce que je ressens. Il me donne des conseils, me revient la leçon suivante avec une adresse, un restaurant, un spectacle à aller voir. Il m’a fait promettre de ne pas aller à Tokyo, du moins pour quelques temps. Je lui ai promis.

Une cliente arrive un soir, vers 22 heures, heure de ma dernière leçon. Elle s’excuse pour son retard et m’explique du mieux qu’elle peut que sa compagnie vit une crise importante depuis le 11 mars. Depuis l’évènement. Depuis le tsunami. Parfois j’hésite à en parler. J’ai peur de blesser, ou de choquer. Mais jamais depuis cet incident, jamais un client s’est retenu de se prononcer sur la situation, sur ses craintes ou ses frustrations. Cette cliente m’a dit, le feu dans les yeux, qu’elle trouvait le gouvernement stupide ne pas appuyer des compagnies comme la sienne, qui nécessitent un support important dans des temps de crise comme ceux-là. Puis elle s’est arrêtée de parler. Elle m’a regardé droit dans les yeux et m’a demandé ‘why are you still here, why don’t you go. I don’t blame people for leaving. I would like to go back home too if Japan wasn’t my country’. Tout de suite, la question m’a pincé le cœur. Pourquoi étais-je encore ici. J’y avais pensé à cette question, et je m’étais bien assurée d’y répondre, pour moi-même, pour m’assurer que ma décision reposait sur une réflexion. Alors j’ai fait comme je fais depuis que j’enseigne, j’ai été honnête. Je comprends et n’oublierai jamais le niveau de respect des Japonais envers eux-mêmes et envers les autres, je n’aurai jamais peur d’expliciter mes croyances ici. Je lui ai dit que j’étais venu ici avec deux valises un soir de décembre, et que je m’étais bâtie une vie et une maison. Que cette vie que je vivais depuis quelques mois était comme une petite graine que j’avais plantée dans le sol, et que je voyais doucement grandir à chaque jour. J’étais trop curieuse de voir de quoi elle aurait l’air pour la laisser seule. Je lui ai dit que, même si j’ai trouvé le Japon bien difficile à décrypter, je me sens chez moi, ici à Osaka. J’aime Osaka. Mon cœur est ici. Je ne pouvais tout simplement pas tirer mes valises hors de mon garde-robe, plier quelques chandails et deux ou trois souvenirs, et sauter dans un avion. Je lui ai dit que partir ainsi serait sans doute le plus gros regret de toute ma vie, et que j’aimais mieux vivre avec des remords qu’avec des regrets. J’ai retenu mes larmes seulement jusqu’à ce que j’aperçoive les siennes couler doucement le long de ses joues. Trois fois elle m’a dit tout bas ‘thank you’. À ce moment, je me sentais plus Japonaise que les geishas de Kyoto. J’avais la gorge nouée et les yeux pleins d’eau, je me sentais bien.

Ces deux clients ne sont que deux exemples des rencontres extraordinaires que je fais chaque jour. Les gens s’assoient devant moi, me serrent la main parce qu’ils tiennent à s’ajuster aux conventions de politesse que je connais, et ils me sourient. Leurs sourires alimentent ma passion pour ce travail. Ils me posent des questions, veulent savoir d’où je suis, pourquoi le Japon, ce que j’aime, ou je suis allée. Lorsque je leur pose des questions, ils répondent rapidement et poliment, mais tout-de-suite, veulent savoir autre chose à propos de moi.

Aujourd’hui, un de mes clients est arrivé à mon bureau habillé tout de noir. Il avait assisté un peu plus tôt aux funérailles de son premier patron, devenu son mentor et son bon ami. Il m’a dit qu’il avait pleuré tout l’après-midi. Il s’est assis devant moi, et il voulait me parler de son ami. Aujourd’hui, ce n’est même plus la professeure d’anglais qui importait, ni le cours lui-même, ni l’argent qu’il avait payé pour venir s’asseoir avec moi, mais seulement cet instant. Un vieux Japonais et une jeune Canadienne se souriaient. Il parlait, et quand il bloquait sur un mot, je le devinais. À la fin de la leçon, au lieu de me remercier pour la leçon, il m’a serré la main et m’a dit ‘thank you for your kindness today’.

Je n’aurais pas pu demander mieux que d’être ici, et de quotidiennement pouvoir échanger dans la plus grande sincérité avec ces gens au grand cœur. Ce que je trouve dans les yeux de ces gens, dans l’intimité de mes leçons, j’aimerais pouvoir le sceller dans une bouteille de verre, et le regarder quand mon espoir en l’humanité maigrit.